Pendant que la charmante petite blonde me ratiboisait les
tifs, je pensais à
ce
billet de l’ami Romain Blachier à propos des fonds de commerce : «
le fonds de commerce est souvent l’élément central dans le
patrimoine d’un commerçant. Il représente une valeur symbolique, ce qu’il aura
réussi à obtenir par son travail dans cette activité, sur quelques années comme
sur une vie. En-dehors du cas, plus précaire, du locataire-gérant qui loue son
fonds… » «
Un certain nombre de
commerçants d’ailleurs privilégient souvent des stratégies liées au fonds de
commerce plutôt qu’aux versements de salaire. »
Romain semble considérer cela comme normal. Moi, je n’aime
pas. Ma coiffeuse est salariée d’une grande chaîne de salons de coiffures. On
parlait de librairies, récemment. De plus en plus de chaînes de librairies se
montent. Les chaînes de restauration se développent. En sortant du coiffeur, je
suis passé devant le bistro où je déjeune tous les midis. Il m’arrive de m’y
arrêter, le soir, en rentrant, et je passe tous les matins devant. Je regarde
le plat du jour et fait un signe au serveur.
Cette brasserie gigantesque est ouverte de 6 heures du matin
jusqu’à 20 heures, je crois. Le matin, quand je passe, entre 8h30 et 9h, selon
le boulot, et le soir, entre 18h et 19h30, il n’y a jamais plus d’un ou deux
clients. Il y a toujours deux ou trois serveurs. Le matin, ils font la mise en
place. Cette après midi, ils faisaient le ménage et le soir, ils s’emmerdent.
Si j’étais le patron, j’ouvrirais uniquement de 11h30 à 15 heures. Les
cuisiniers travaillant de 8 heures à 14h30 et les serveurs de 11h à 17h. Il
aurait beaucoup moins de charges pour un chiffre d’affaire à peu près
identique. Evidemment, les horaires qu’il entretient sont bons pour le
personnel et d’occasionnels clients. Ils sont aussi probablement souhaitables
pour l’image de la boutique.
Il n’empêche… Romain dit : « Un certain nombre de commerçants d’ailleurs privilégient
souvent des stratégies liées au fonds de commerce plutôt qu’aux versements de
salaire. » C’est tout à fait ça, le patron en question privilégie
son fonds de commerce. Il augmente comme il peut le chiffre d’affaire pour
augmenter la valeur du fonds. Je ne juge pas ses actes, je constate. Si c’était
moi, je l’ai dit, je conserverais uniquement l’ouverture du midi pour faire 95%
du chiffre d’affaire en payant de la même manière le personnel pour le motiver
et tolérer les coups de bourre. Bénéfice maximum.
Romain nous rappelle ce qu’est un fonds de commerce : « Ensemble des éléments matériaux et immatériaux en vue d’assurer
une activité commerciale, le fond de commerce est un patrimoine et un déterminant
important pour les commerçants. » Parmi les éléments immatériaux,
il y a souvent une licence, comme pour les bistros, la licence IV, les taxis,…
Tiens ! Une rapide recherche dans Google montre que les
licences de taxis se vendent entre 120 000 et 150 000€. Tout ça pour
avoir le droit de conduire à Paris. C’est un peu ce qu’on appelle un fonds de
commerce. Beaucoup de taxis, d’ailleurs, sont obligés de passer par des grandes
chaînes, genre Taxis Bleus ou G7. Ils louent leurs taxis à des particuliers…
Parce que des particuliers ne peuvent plus acheter des licences. J’y
reviendrai.
Le système de licences est vénéré par ceux qui en possèdent (et
qui votent souvent à droite) est profondément antilibéral. Il faut payer pour
avoir le droit de travailler. Mon billet est donc très libéral tout en étant
totalement antilibéral. Z’allez voir ! Je ne suis pas opposé aux licences
qui sont nécessaires, profession par profession, je suis opposé à leur vente
entre particuliers.
Les fonds de commerce des bistros et autres magasin dits de
proximité n’a rien à voir avec les licences de taxis. Ils contiennent quelque
chose. Un bistro, par exemple, aura sa licence IV mais aussi son mobilier, sa
cuisine, son personnel, son image de marque,… Par contre, souvent, il ne
contiendra pas les murs. Le gérant paiera, en plus, une location.
C’est le premier truc qui me gène. Un type qui achète un
fonds de commerce d’un bistro et qui décide de refaire la cuisine devra donc
payer pour cette cuisine. Elle sera à lui mais dans des locaux qui ne lui
appartiennent pas. Il est protégé par des contrats et tout ça mais s’il se
casse la jambe et ne peut définitivement plus bosser, il ne sera remboursé de
sa cuisine que si la valeur du fonds monte en fonction des travaux faits. Or la
valeur d’un fonds est surtout estimée en fonction du chiffre d’affaire. Je dis
que ça me gène. Ce n’est pas le bon mot. Ca ne me gène pas beaucoup, je ne suis
pas concerné. Je trouve ce fonctionnement surréaliste !
La valeur du fonds est, en gros, équivalente à la
capitalisation boursière d’une entreprise cotée. On comprend très bien la
volonté du propriétaire de faire monter sa valeur. Il n’y a rien de surprenant.
Par contre, le propriétaire sera obligé de privilégier cette valeur donc son
chiffre d’affaire et non son revenu à lui, contrairement, par exemple, à un
plombier qui travaille à son compte. C’est un mauvais exemple car je ne connais
pas cette honorable profession mais il me semble qu’un plombier n’a pas
réellement de fonds de commerce ou un fonds de commerce « léger »
(des outils, du stock,…) dans la mesure où les clients ne sont pas spécialement
fidèles.
La valeur du fonds ?
Vous avez vu, le fait que la priorité des commerçants soit
dorénavant d’augmenter la valeur de leurs fonds de commerce me dérange… mais je
n’ai pas encore dit pourquoi, fainéant comme je suis.
Ce que j’ai dit, par contre, c’est que je trouve grotesque
la séparation très fréquente des murs et du fonds. C’est nécessaire pour des
raisons économiques (une boutique à Paris coûterait plusieurs millions) mais…
D’un point de vue économique, on en arrive à privilégier les
revenus du capital que ceux du travail. C’est caca.
Les fonds commerce arrivent à des valeurs prodigieuses. Je
connais un tout petit bistro, près de chez moi, tenu par le patron tout seul,
qui s’est vendu 250 000 euros en 2007. Uniquement le fonds, pas les murs.
Tous les mois, il doit commencer par trouver les 5 ou 6 000 euros
nécessaires pour payer le loyer puis probablement au moins 3000 euros pour
rembourser son prêt avant de commencer à payer les autres charges, les impôts,
les fournisseurs,…
Concrètement, il devient impossible à un jeune d’acheter
une affaire. Ils sont donc obligés de prendre des affaires en location, en
gérance,… Le système privilégie l’entassement du capital. Un de ces jours, les
commerces, dans les grandes villes (dans les petits, ils disparaissent…),
finiront par appartenir à des chaînes, à des
groupes, éventuellement cotés en bourse.
La valeur
Romain cite une étude (disponible en téléchargement
ici). «
Au premier semestre 2012, les stratégies de croissance externe
avaient dopé le marché des ventes et cessions de fonds de commerce. Plus de 24 000
activités avaient changé de main pour un prix moyen de transaction au‐delà de 196 000 €, montant le plus haut depuis la crise. »
En 2013, la crise continue et le rythme se ralentit. Les vendeurs hésitent à
vendre et gardent leurs affaires. En survolant le rapport, on voit que le prix
des fonds augmente de 4 ou 5% par an, c'est-à-dire plus du double de l’inflation,
beaucoup plus que la croissance du PIB.
Les microentreprises (des personnes seules qui adoptent ce
statut pour reprendre un commerce) ont augmenté de 14% en un an mais, surtout,
leurs prix, ont augmenté aussi de 14%. Un type en microentreprise qui a acheté
une affaire en janvier 2012 et l’a revendu en janvier 2013 a gagné 14% de son
investissement de départ. Je suis heureux pour lui.
Il n’empêche que cette dérive est très mauvaise, les revenus
du capital deviennent prépondérants dans l’économie, par rapport aux revenus du
travail. Les jeunes ne peuvent plus acheter et on assiste à un phénomène d’entassement
du capital. Le rapport le dit, d’ailleurs : la part des achats de fonds
par d’autres entreprises est en augmentation. Ils le disent joliment : « Au premier semestre 2012, les stratégies de croissance externe
avaient dopé le marché des ventes et cessions de fonds de commerce. »
Seuls des types ayant déjà une
entreprise peuvent en acheter une autre.
Pigeons
Vous vous rappelez de l’affaire des pigeons qui avait égayé
la préparation du dernier budget. Le problème est bien là : « ils »
ne pensaient qu’à créer de la valeur à une affaire sans s’occuper réellement
des gains qu’ils obtenaient au jour le jour. La nouvelle économie ne tient plus
qu’à cela. Il n’y a pas que les fonds de commerce mais la plupart des nouvelles
entreprises. J’ai moi-même bossé dans une grosse boite : la filiale où je
bossais a été vendue quand le patron a trouvé qu’il faisait une marge
suffisante, sans s’occuper de notre propre rentabilité, de notre contribution
au résultat de l’entreprise.
C’est le bordel !
Librairies
On parlait récemment des librairies. Le problème qu’elles ont
n’est pas la concurrence qu’elles subissent d’Amazon. Ce sont les hypermarchés et
les chaînes spécialisées qui les concurrencent et qui sont concurrencées par
Amazon. D’ailleurs, Virgin est tombé…
Dans les villes, là où elles ont un potentiel de clientèle,
ce qui leur fait mal, c’est bien plus le prix du fonds de commerce (et celui du
loyer pour les locaux commerciaux) que cette espèce de concurrence. Le
législateur a légiféré à propos d’une bêtise.
La seule chose contre laquelle il doit lutter est l’augmentation
du prix des commerces et des locaux commerciaux. Il faut lutter contre la
spéculation. Appelons-les choses par leurs noms. C’est la seule solution pour
éviter l’accroissement des inégalités due à cet entassement du capital (en
français : le fric appelle le fric).
Reste à savoir comment. Pour les locaux commerciaux, on
trouvera bien des pistes. Il y a la fiscalité mais aussi le fait que les
pouvoirs publics peuvent entrer en jeu… Ils peuvent mettre à disposition des
locaux pour peser sur la concurrence. C’est la même problématique que les
logements sociaux : il faut en construire pour faire baisser les prix de
location du secteur privé.
Et la valeur des fonds de commerce ?
Le traitement est plus compliqué. On peut faire entrer en
jeu la fiscalité (augmenter les impôts sur les plus-values pour dissuader les
ventes) mais ça risque de pénaliser des gens qui ont travaillé toute leur vie
et de créer des levées de boucliers. On aurait des investisseurs qui
partiraient à l’étranger et tout ça.
Dans la fiscalité, pour limiter l’entassement du capital, n’oublions
pas les frais de succession qui doivent être bien progressifs jusqu’à au moins
60% en exonérant les biens familiaux pour ne pas faire hurler les
réactionnaires. Un gamin n’a pas à hériter de l’usine de papa. Ca fait 10
millions ? Hop ! Transfert de 6 millions d’actions dans la poche de l’Etat.
Hop !
Je vais proposer deux pistes.
La première est d’interdire les ventes de licences. Elles
doivent être gratuites, nominatives et accordées par les pouvoirs publics,
notamment les communes (pour des raisons qui n’ont rien à voir avec ce billet
mais, dans mon quartier, j’ai huit agences bancaires, cinq ou six marchands de
chaussures, trois kebabs mais pas de marchands de journaux). Elles doivent être
illimitées (ou, plus exactement, limitées mais uniquement pour des intérêts
locaux). Tant pis pour les taxis parisiens, vive les bistros créés !
Cette mesure est très libérale, n’en déplaise à mon public
gauchiste.
La deuxième est plus compliquée. Comme je proposais que les
collectivités mettent à disposition des locaux à bas coût, la contrepartie
serait d’empêcher toute plus value sur la vente du commerce, hormis pour
couvrir les travaux lourds entrepris (surtout pour les bistros puisqu’il faut
un comptoir, une cuisine, des chambres froides,…).
Ceci n’est pas antilibéral quoi qu’en pensent sans doute les
libéraux. Il y a un contrat entre un particulier et une collectivité. « Tiens ! Voila un local. Tu y fais ce que tu veux et
qui est autorisé par le présent contrat pour tant par mois sans limitation de
délai sauf défaut de paiement ou non respect de loi mais quand tu te barres, tu
me remets les clés à l’exclusion de tout autre, je suis le propriétaire,
bordel. Le prix sera révisé tous les ans en fonction de l’inflation. Si tu te
barres et que tu as fait des travaux, tu peux proposer une transaction avec un
repreneur qui serait près à t’indemniser pour en bénéficier. Nous jugerons
alors de la valeur de l’indemnisation et nous réserverons, dans cet accord
tripartite, la possibilité d’augmenter les loyers. Tu es propriétaire de ce qu'il y a dans les locaux, je suis propriétaire des locaux et j'en fais ce que je veux si tu pars. »
Hé hop ! J’ai sauvé le monde, je peux aller sereinement
au bistro. Et accessoirement en week-end.