07 juin 2017

Rendons maintenant un bel hommage

Après mon court billet de ce matin, il est juste et noble que je rende maintenant un vibrant hommage au vieux Jacques qui devrait être incinéré sur la commune dans les prochains jours. Je ne sais pas qui va payer le gaz. Commençons par le début. Je l’ai connu alors qu’il discutait avec son copain Gérard de la SNCF aux comptoirs des mêmes bistros que moi. Un jour, les saluant, je leur ai dit « ah ! encore au bistro, bande d’ivrognes ». D’une simple phrase que seul un poète de mon envergure peut prononcer est née une longue et profonde amitié.

 

Jacques était ainsi. Il devenait copain avec tous ceux qui étaient encore plus con que lui. Avec Patrice, Tonnégrande et moi, il avait trouvé de gros morceaux. Il a connu plus cons, encore, mais pas avec notre grandeur. Nous sommes des cons grandioses. Mais il avait donc cette tendance à discuter avec tous les abrutis qu’il rencontrait au comptoir, se fâchant au bout de quelques semaines, ces cons l’abandonnant.

 

Patrice, Tonnégrande et moi sommes non seulement des cons grandioses mais aussi des cons patients sans la moindre rancune. Au bout de quelques semaines, le vieux Jacques revenait vers nous, la queue entre les gens, oubliant au bout de quelques verres qu’il avait préféré boire avec d’autres. Nous nous fâchions très fréquemment. La raison la plus fréquente était la politique. Jacques était gaulliste. Il lui fallait un chef de droite et s’en foutait du reste. Toute discussion était strictement impossible alors, on l’envoyait chier, d’autant que nous sommes, tous les trois de gauche même si nos chapelles ne sont pas les mêmes. La seconde raison est qu’il ne supportait pas notre connivence. Il se sentait exclu du groupe, par moment, alors qu’il ne comprenait pas nos différences. C’est d’ailleurs assez incroyable qu’il continuait à nous supporter. C’est peut-être parce que nous sommes fidèles. Plus Patrice que Tonnégrande et moi, probablement. Pour ma part, je me mets à un comptoir et tous ceux qui ne m’emmerdent pas sont les bienvenus.

 

Mais il ne s’agit pas de rendre hommage à Patrice, Tonnégrande et moi. Nous sommes là pour enterrer le vieux Jacques qui se fera d’ailleurs incinérer pour me donner tort mais je tenais à planter le décor. Dans ce décor, il y a cinq comptoirs de bistro, au moins. Le Petit Relais, le Saint Louis, les Monts d’Aubrac, l’Amandine et, bien sûr, la Comète. Derrière ces comptoirs, il y avait des morts (pas à l’époque). Je pense aux proches, Marcel Le Fiacre et le vieux Joël, mais aussi à d’autres, Abdel, Fernand… jusqu’à Charlie le bossu. Une vraie teigne celui-là. Henri bien sûr ! De l’autre côté, il y avait des patrons. Mouloud, Brahim, Raffi, Abdel, Martine, Jean, Claudine, Michel, Patricia, Patrick, Jérôme, Bruno, Idir, Karim, Mathieu, Nelly, François… Et des serveurs. Ne citons que Josiane et Jim. Il y a des clients toujours vivants, comme Djibril, le vieux René, Corine, Miranda, la vieille Jackie (vivante ?), le vieux René (vivant ?), le vieux Roger, François, sa grosse, le gros Loïc, Antoine, son beauf, le Jaune, Odette… Tonnégrande, Patrice et moi. Il y avait des copains blogueurs aussi, parfois. Je pense en ce moment à Sylvie, Catherine, Olympe, Fiso, Romain, Didier, Ronald et Styven pour des raisons précises mais beaucoup l’ont connu.

 

Le vieux Jacques était un libéral. Surtout pour lui, les autres pouvant aller chier. Il se donnait le droit de faire ce qu’il voulait, l’important étant de ne pas se faire prendre par la police. Il oubliait les règles de savoir-vivre élémentaires. C’en était exaspérant. Le plus drôle était quand il avait un chien, fort sympathique, mais il n’a jamais compris qu’il devait être tenu en laisse, ne pas sauter sur les clients en train de déjeuner, surtout après s’être trainé dans la boue. Ce chien était sympathique. Jacques le laissait sortir, le matin, puis allait lui-même faire son tour. Quand le chien avait assez déconné, il faisait tous les bistros pour chercher « son maître ». Il entrait. S’il connaissait quelqu’un, venait lui dire bonjour puis repartait vers le bistro suivant. Ci-dessus, j’en ai cité cinq parce que je n’allais pas dans les autres avec pépé, mais il faudrait compter le Brazza, les Rochers, le PMU, chez Pierre, le Jean-Bart, l’Espérance,… Très bien dressé, ce chien !

 

Dans son manque de savoir-vivre, il avait l’habitude de parler à des gens à qui il n’a pas été présenté sans se rendre compte qu’il pouvait déranger les gens en question, notamment lorsqu’il sortait ses blagues foireuses que seul lui pouvait comprendre. Où qu’il répétait sans cesse, toujours les mêmes. Je regrette le jour où je lui ai appris la célèbre réplique « Santé, mais pas des pieds ». 

 

Le vieux Jacques avait le cœur sur la main, toujours prêt à faire des cadeaux, à offrir des verres. Mais il n’avait jamais de sous. Il était d’une bonté, toujours prêt à rendre service. Sauf qu’il ne savait rien faire. A part conduire (comme un pied) ce qui lui permettait de promener Miranda et ou de servir de copilote à Marcel. Il l’aimait bien son compère Marcel. Les deux larrons étaient toujours ensemble partant aux quatre coins de Paris pour permettre à Marcel d’accomplir des missions qu’il s’était données. Il appelait Jacques. « Tu peux venir avec moi ». Et les voilà partis… Je me demande si Jacques ne s’est pas laissé glisser depuis la mort de Marcel.

 

Notons que Jacques, qui avait 76 ans, je crois, a encore son père. Il est encore plus vieux que le lui. Il était né (Jacques, pas son père), cinq ans, jour pour jour, après Marcel. C’est moi qui avais présenté ces deux gugusses (Marcel était un vieux client de la Comète qui venait boire un coup, à la fermeture, quand il avait décidé de raccrocher son taxi). C’est moi aussi qui leur avais dit qu’ils avaient la même date d’anniversaire. La première fois, évidemment, on l’avait fêté ensemble. Je m’étais engueulé avec Miranda, la femme du fiacre (il faut dire qu’elle est peu d’extrême droite avec une fâcheuse tendance à penser qu’Hitler n’avait pas fini son boulot). Les années suivantes, ils ne pouvaient pas m’inviter mais ils ne voulaient pas manger à trois. Alors ils invitaient Bruno, dit « Le Jaune », trop heureux de prendre une cuite à moindre frais sans se rendre compte qu’il servait de bouche trou. 

 

Dans un hommage, il faut citer les qualités des gens ce qui nécessite parfois des recherches. Jacques était tout d’abord anticonformiste, je l’ai plus ou moins dit. Mais pour un gaulliste, c’est assez drôle. Ensuite, il était con, remarquablement con, comme il disait. Con dans le bon sens du terme, avec un humour parfois décoinçant quand il était entre deux eaux, flirtant avec le surréalisme. Quand il était saoul, il faisait des mauvais jeux de mot, toujours les mêmes. Mais après deux ou trois verres, c’était un bonheur. Enfin, je l’ai aussi vaguement dit, il était disponible. Un copain l’appelait, il arrivait ! Il passait des heures avec des gens qui n’avaient qu’un seul besoin : ne pas être seuls… Ca lui a joué des tours, s’occupant parfois de cons égoïstes, mais il est resté fidèle à celle qu’on appelait « sa grosse », à Marcel, Miranda et tant d’autres. Il en rigolait, parfois, ou disait « bah, faut bien » ! Parfois, je le voyais accompagne Patrice dans des virées tout autant suspectes que celles avec Marcel. Mais Patrice ne conduisait pas. J'aimais bien les voir rentrer, tous les deux, quand Patrice ne finissait pas la nuit au poste ou quand le vieux n'était pas obligé de passer au commissariat pour déclarer la perte de ses papiers ou de son  téléphone.


Enfin, n'oublions pas une facette, le Jacques enfant. Le rendre. Qui se mettait à pleurer lors de certaines contrariété. Je me rappelle une fois où Marcel et Miranda étaient passés le voir à l'hôpital. Miranda avait décidé de laver son blouson et avait donc fait les poches. Elle était tombée sur un paquet de cigarettes alors qu'il avait juré avoir arrêter de fumer. Elle lui avait passé un savon. Il avait fondu. 

 

Qui aime bien, châtie bien, n’est-ce pas ? Comment peut-on ne pas avoir envie de châtier cet homme ?

 

Et la vie continue. Michel a pris sa retraite, début mai. Un nouveau patron est arrivé à l’Amandine. Jacques était à l’hôpital. Je n’aurai jamais l’occasion de montrer au nouveau à quel point Jacques était chiant et adorable.

14 commentaires:

  1. Touchant, bel hommage, une peinture humainde digne de Bazac, merci du partage!

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  2. J'aimais bien le vieux Jacques.

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    1. Remarque, on ne pouvait que l'aimer ou le détester.

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  3. J'ignorais l'anecdote du chien : elle me rend le mort encore plus sympathique.

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    1. Je pourrais en faire des tonnes avec ce chien.

      Par exemple, il m'avait adopté comme "maître de secours" vu qu'il m'est arrivé de le garder. Ainsi, quand il faisait sa tournée des bistros et qu'il ne trouvait pas le vieux, il revenait vers le bistro où il m'avait vu. Et quand j'en avais la garde, il ne faisait pas le con et restait à mes pieds. Du coup, pendant les promenades, je lâchais la laisse et il ne partait pas alors que le vieux ne pouvait pas le tenir. Il y a même une fois où il a pris la laisse dans sa gueule et m'a "demandé" de la tenir...

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    2. Ça ne m'étonne pas : pour être heureux, les chiens tout comme les femmes ont besoin de sentir la laisse les unir à leur maître.

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    3. Oui, mais les chiens ont un cerveau, eux.

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  4. Belle plume, un livre en préparation ?....
    vincent

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    1. Merci mais non. Ca me rappelle le début de ce blog. Va voir les billets de 2006.

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  5. Je garde de lui l'image d'un homme courtois et attachant (sans laisse). Son accent chtimi a sans nul doute participé à en faire un de ces personnages pours lesquels j'avais une affection toute particulière, comme Joël.
    Le souvenir que j'ai du vieux Jacques, c'est sa propension à pousser la chansonnette, surtout que j'en redemandais. Bon voyage, Jacques !

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    1. Il n'avait aucun accent. Mais je note que c'est de ta faute qu'il nous a fait chier. ;-)

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    2. Aucun accent, mon cul! T'y connais rien mais c'est pas de ta faute, t'es breton !

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  6. Je l'aimais bien le vieux Jacques même si je ne l'avais pas vu depuis les années folles de La Comète. Ça fait un bail

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